Benjie de Cranmere
Il y a bien longtemps de cela, dans la ville d’Okehampton qui s’étend au pied des hautes terres de Dartmoor, vivait un marchand du nom de Benjamin Gayer. En ce temps-là, les mers étaient loin d’être aussi sûres qu’elles le sont maintenant. Les marins de l’époque devaient faire face à de nombreux périls, non seulement les périls de la mer comme les tempêtes, les côtes rocheuses non indiquées sur les cartes ou non signalées par des phares, mais aussi le danger des attaques par les farouches pirates turcs sans merci.
Gayer, de par son rang d’armateur et d’importateur, s’était vu confier le soin de recueillir de l’argent auprès des habitants d’Okehampton. Cet argent devait servir de fonds lorsqu’une rançon était exigée pour les malheureux marins qui, sinon, étaient condamnés à passer le restant de leur vie comme esclaves sur les galères de ces cruels pirates.
Il se trouva qu’après avoir recueilli une confortable somme d’argent, Benjamin Gayer fut averti que plusieurs de ses plus gros navires, chargés de cargaisons de valeur, avaient été capturés par les pirates turcs.
Le pauvre Benjamin eut un choc. Il avait investi la plus grande part de sa fortune dans ces vaisseaux et ces marchandises. A moins de pouvoir obtenir de l’argent par ailleurs, il était ruiné. Benjamin n’était pas un méchant homme, et bien qu’il disposât d’une forte somme grâce à l’argent recueilli pour les rançons, il n’avait pas l’intention de voler cet argent. Ce serait juste un prêt, pensa-t-il, jusqu’à ce qu’il parvienne à compenser ses pertes. Il rendrait l’argent et paierait même des intérêts lorsqu’il aurait refait fortune.
Hélas cela ne devait pas se produire : Benjamin subit revers sur revers et ne put jamais rendre l’argent. Sa mauvaise action et la pensée du sort des malheureux marins anglais lui causèrent tant de remords qu’il tomba malade peu après et mourut.
Néanmoins cela ne devait pas être une fin, mais au contraire un début. L’esprit coupable de Benjamin Gayer refusa l’apaisement et hanta les parages de son ancienne demeure, gémissant sur son sort et ses méfaits. Pendant de nombreuses années, les habitants d’Okehampton furent accablés par les gémissements et les sanglots du fantôme de Benjamin.
Au bout de plusieurs années, les gens d’Okehampton n’y tinrent plus. Bien que l’esprit fût inoffensif et ne voulût aucun mal à quiconque, c’était très dérangeant d’entendre ces lamentations et ces terribles sanglots nuit après nuit, semaine après semaine, mois après mois. Il fallait faire quelque chose.
Les gens d’Okehampton demandèrent à l’archidiacre de les débarrasser de ce malheureux esprit. Se rendant compte que la tâche ne serait pas facile, l’archidiacre rassembla tous les membres du clergé disponibles dans les paroisses environnantes et ils s’attelèrent à la tâche de bannir le fantôme.
Les uns après les autres, les prêtres essayèrent tout, mais en vain : l’esprit obstiné demeurait chez lui. Enfin, un des prêtres, plus instruit que les autres, invoqua l’esprit en langue arabe et dit : « Benjamin Gayer, le temps est venu pour toi de quitter la ville d’Okehampton ». Le spectre répondit alors : « Maintenant que vous avez parlé, je dois partir ». L’esprit fut alors transformé en un jeune poulain noir comme la nuit. On l’équipa d’un mors et d’une bride qui n’avaient jamais servi et l’un des meilleurs jeunes cavaliers de la ville reçut des instructions pour le monter.
Le Saint Sacrement de l’Église fut administré au cavalier et on lui donna des instructions détaillées. Il reçut l’ordre de chevaucher jusqu’à l’étang de Cranmere (Cranmere Pool) qui est situé dans l’un des endroits les plus mornes et les plus désolés de Dartmoor. On lui signifia qu’à aucun prix il ne devait laisser le poulain tourner la tête en direction d’Okehampton jusqu’à ce qu’ils aient passé sains et saufs une partie de la lande connue sous le nom d’Okehampton Park. A l’approche de l’étang, il devrait descendre la pente au galop jusqu’au bord de l’eau en fouettant le poulain de toutes ses forces. Lorsque la vitesse atteinte serait telle qu’il ne pourrait plus arrêter le cheval dans son élan, il devrait, au tout dernier moment, se jeter à terre en ôtant la bride et laisser le poulain pénétrer dans l’eau.
Le cavalier accomplit fidèlement et à la lettre ces consignes, et le pauvre Benjamin, sous l’aspect d’un cheval, plongea dans les profondeurs de l’étang de Cranmere, d’où il ne devait jamais refaire surface.
Pour s’assurer que le fantôme ne reviendrait jamais, l’esprit de Benjamin avait été condamné à vider l’étang de Cranmere à l’aide d’un tamis. Le malheureux Benjamin s’attela à cette tâche impossible jusqu’à ce qu’un jour il trouve le cadavre d’un mouton près de l’étang. Le rusé fantôme s’empressa de dépouiller le mouton et mit la peau en guise de doublure dans le tamis. Il put alors vider l’étang si rapidement que l’eau inonda la ville d’Okehampton, causant désagréments et désolation.
Cette fois, les citoyens perdirent vraiment patience et appelèrent une malédiction encore plus terrible sur le malheureux esprit. Il fut donc condamné à confectionner des bottes de sable liées par des liens également faits de sable, tâche qu’il devait accomplir jusqu’au jour du Jugement.
Bien qu’on ne revît jamais le pauvre Benjie de Cranmere, comme on finit par l’appeler, il arrive qu’on entende, par les nuits sombres et sans lune où le brouillard envahit la lande, les lamentations, les gémissements et les sanglots du pauvre Benjie qui mène à bien son éternelle et impossible tâche. Mais Cranmere Pool n’est plus désormais un étang ; ce n’est plus qu’un creux marécageux au milieu des collines et des tors de Dartmoor.