La Légende des Grey Wethers
Sur les pentes sud-est de Sittaford Tor, il y a deux cercles de pierre brisés formés de trente blocs de granite brut.
On les connaît sous le nom de Grey Wethers (les Moutons Gris) car on dit que de loin, ils ressemblent à un troupeau de moutons en train de paître. « Wether » est bien sûr un autre nom pour « Sheep ».
Un jour, sur les hautes terres marécageuses avoisinant Sittaford Tor, trois paysans coupaient de la tourbe. Depuis plusieurs semaines, ils étaient employés là à couper la tourbe et étaler les briques pour les faire sécher au soleil.
Avant que ne surviennent les tempêtes hivernales, on chargeait la tourbe séchée sur des poneys, en utilisant pour cela des crochets ou des cadres spéciaux qui ressemblent un peu aux dents d’une fourche qu’on aurait retournées. Puis les paysans iraient vendre la tourbe aux fermiers de Dartmoor, car ce serait leur combustible pour les longs hivers froids du Dartmoor.
Au coucher du soleil, les trois hommes ramassèrent tous leurs outils et reprirent le chemin de la maison. La « maison » était une petite hutte primitive en granit avec un toit de chaume recouvert de mousses et de lichens. On suppose que c’est la maison qu’on connaît maintenant sous le nom de « Statt’s House ».
Quoi qu’il en soit, la maison, en ce temps-là, appartenait à un dénommé Rogne qui y habitait toute l’année. Varnes, un ami de Rogne, y passait l’été, coupant la tourbe avec son ami. Le troisième homme, qui était étranger à la région, se nommait Lynhur. C’était un saisonnier que les deux autres employaient pour la première fois cet été-là.
Cette nuit-là, après le repas, la tempête fit rage. La pluie tombait à seaux, le vent mugissait et le tonnerre grondait.
- Quelle nuit épouvantable, dit Rogne, Dieu merci, on est bien au chaud et à l’abri .
- J’aimerais encore mieux être dehors cette nuit qu’être à Grey Wethers la nuit de la Saint Jean, répliqua Varnes.
- Grey Wethers ? dit Lynhur en levant les yeux. Et pourquoi faudrait-il en avoir peur ?
- Tais-toi, s’écria Varnes, tu ne connais donc pas l’histoire ? Eh bien, si on réussit à tondre ces moutons-là, on est riche pour le restant de ses jours ».
- Je ne suis pas du coin, dit Lynhur. C’est quoi, l’histoire ? J’ai envie de devenir riche.
- Je vais te la raconter, dit Varnes, mais je te conseille d’éviter les Grey Wethers à la Saint Jean. C’est un endroit maudit.
« Il y a des centaines d’années, un paysan nommé Zorac, d’une tribu qui vénérait le dieu du soleil Bélénos, vint habiter ici. Zorac, favorisé par le dieu, de pauvre qu’il était, devint fort riche. Mais il devint également cupide et rechigna à faire des sacrifices au dieu du soleil.
Quand arriva le jour de la grande fête de la Saint Jean et que les adorateurs de Bélénos rivalisèrent en cherchant les plus belles offrandes, Zorac partit de bon matin sur les pentes vertes de Sittaford Tor pour choisir un de ses moutons et le sacrifier au dieu du soleil.
En examinant son troupeau, il se dit que de ses quarante moutons, il n’y en avait pas un dont il eût vraiment envie de se séparer.
L’un de ses voisins possédait plusieurs agneaux qui étaient nés très tard dans la saison et Zorac
décida d’en voler un et de le sacrifier à la place d’un des siens. Bélénos, qui savait ce qu’avait fait Zorac, fut pris de colère et décida de le punir. Le soir, quand Zorac retourna à l’endroit où paissait son troupeau, il découvrit à sa stupéfaction que celui-ci avait disparu. Mais sur l’herbe verte où les moutons broutaient le matin, se dressaient deux cercles de poteaux en granit. Le dieu s’était vengé.
De ce jour, la chance de Zorac tourna, et bientôt il tomba malade et mourut. On l’enterra sous le tas de pierres au sommet de Cosdon Hill. Les deux cercles de pierre, comme tu le sais, sont toujours là, et chaque nuit de la Saint Jean, à minuit, les pierres reprennent leur forme ancienne et broutent sous l’aspect de moutons jusqu’au matin sur les pentes vertes de Sittaford Tor.
- Et la légende ? demanda Lynhur, qui avait écouté attentivement.
- La légende dit que si on réussit à tondre un de ces moutons avant le lever du soleil, la toison, arrosée d’eau prise dans un creux de rocher au sommet de Kestor, se changera en or. Mais pour le tondre, on doit utiliser les ciseaux de tonte du paysan mort – on dit qu’ils sont enterrés dans le cercueil de granit que recouvre le tas de pierres sous lequel reposent les ossements de Zorac. Les ciseaux magiques, dit la légende, ne sont d’aucune utilité s’ils n’ont pas été plongés dans les eaux de la rivière Teign à minuit.
- Il existe quelques vers sur ce sujet dit Rogne. Ils contiennent le secret de la tonte des moutons et sont écrits sur un morceau de parchemin:
« A minuit près du Tolmen, au fond de la rivière Teign
Les ciseaux plongés dans l’eau ton destin décideront.
Frappe à gauche, frappe à droite et du sang rougira l’eau,
Ne laisse pas trembler ta main, maintiens la lame sous les flots.
Tiens-la bien dans le ruisseau et des tresses apparaîtront ;
Attache avec le mouton puis tonds avec les ciseaux ».
Lynhur lut et relut le parchemin jusqu’à savoir le tout par cœur, puis, le rendant à son propriétaire, demeura assis un long moment, plongé dans ses pensées. Tout l’hiver, la légende des Grey Wethers lui trotta dans la tête. Finalement, il résolut de la mettre à l’épreuve – si elle était vraie, il deviendrait riche. Cette idée tourna à l’obsession, et il eut du mal à patienter jusqu’à l’été.
Enfin le moment arriva. Une semaine avant la nuit de la Saint Jean, Lynhur prit le chemin de Cosdon Hill et après avoir cherché un peu, trouva le tas de pierres. A l’aide des outils qu’il avait apportés, il se mit au travail et après quelques heures de labeur acharné, il mit au jour le cercueil de pierre. Otant le couvercle, il regarda à l’intérieur. Il y avait un squelette, quelques perles d’ambre, des fragments de pierre et – l’histoire disait vrai – une paire de ciseaux de tonte tout rouillés.
Empoignant les ciseaux, Lynhur se dirigea vers la pierre du Tolmen sur la Teign. En chemin, il emplit une bouteille dans le creux d’eau profond du sommet de Kestor.
Arrivé au Tolmen juste avant minuit, il s’agenouilla au bord de la rivière et récita les mots qu’il
avait appris. Sur ce, il plongea les ciseaux dans la rivière. L’eau émit un sifflement et bouillonna tout autour, puis un nuage sombre sembla obscurcir la lune, l’air fraîchit et un gémissement étrange s’éleva. Une voix forte s’écria alors : « Frappe, frappe ! Le sang pourpre teindra le flot et aiguisera la lame brillante qui tond les moutons. Frappe, frappe ! ».
Terrifié, Lynhur ôta les ciseaux et l’eau bouillonnante et écumante prit la couleur du sang. Il fixa l’eau avec horreur, puis se rappelant l’avertissement donné par le parchemin, plongea à nouveau les ciseaux dans l’eau. Un rire moqueur s’éleva de la vallée et la voix retentit à nouveau : « Frappe, frappe ! Vois sous tes yeux surgir dans le ruisseau De blondes tresses pour lier les agneaux. Frappe, frappe ! ».
Ces mots à peine terminés, une longue tresse de femme fit surface et passa en flottant le long du rocher où était agenouillé Lynhur. Pétrifié, il la regarda passer, puis se rendant compte qu’elle serait bientôt hors de sa portée, il se jeta en avant de tout son poids, l’agrippant avec l’énergie du désespoir. Il faillit la manquer et réussit à l’attraper de justesse.
Totalement impliqué désormais, Lynhur regagna la hutte de Rogne pour y attendre la nuit de la Saint Jean. La nuit de la Saint Jean venue, Lynhur attendit auprès des Grey Wethers, et en dépit de sa terreur et de son excitation, il finit par s’endormir. Il fut réveillé par le bêlement des moutons. A sa grande satisfaction, les pierres avaient repris leur forme d’origine et formaient à nouveau un troupeau de beaux moutons.
Il se mit debout sans plus attendre : il n’y avait pas un instant à perdre, vu le temps qu’il avait passé à dormir. L’aube allait bientôt se lever : il devait se dépêcher de se mettre au travail. Il prit les ciseaux de tonte, et avec la corde courte qu’il avait tressée à l’aide des cheveux, s’approcha à pas de loup du mouton le plus proche ; mais celui-ci prit peur et s’écarta. Après une longue poursuite, Lynhur finit par l’acculer. A la hâte, il le lia avec la corde courte et se mit à le tondre aussi vite que possible. Les ciseaux étaient émoussés et l’opération prit du temps ; néanmoins, un morceau après l’autre, la toison tomba au sol et le paysan contempla avidement la fortune qui lui échoirait au lever du soleil. Sur cette pensée, il se rendit soudain compte que l’horizon s’éclaircissait à l’est. Le soleil allait se lever. Terrifié, Lynhur essaya d’avancer le travail, mais soudain les nœuds de la corde trop courte se défirent et le mouton s’échappa.
Lynhur était pétrifié. Pourquoi avait-il ôté les ciseaux de l’eau ? Pourquoi n’avait-il pas attrapé les tresses aussitôt, au lieu de les laisser filer devant lui ? Les ciseaux auraient été plus aiguisés et la corde aurait été plus longue : il aurait mené sa tâche à bien. Il se maudit d’abord pour s’être lancé dans cette aventure et ensuite pour s’être comporté comme un imbécile au bord de la rivière.
Soudain, il se rappela la bouteille contenant l’eau de Kestor et décida d’asperger la toison avec. Avant de pouvoir faire un geste cependant, il fut pris d’un sinistre pressentiment. Levant les yeux, il vit le troupeau – dont chaque mouton avait pris des proportions gigantesques – se refermer autour de lui, formant à nouveau un cercle. Plus près, toujours plus près ! Tandis qu’il restait pétrifié, une voix retentit:
« Celui qui s’approprie le trésor de nos morts
Trouvera le tombeau qui scellera son sort ».
Le lendemain, on retrouva Lynhur mort, écrasé par une des pierres qui était tombée sur lui. Ceux qui n’étaient pas de la région prirent cela pour un simple accident, mais les habitants de la
lande comprirent que les Grey Wethers veillaient sur leur trésor.