La Légende du Chemin de l’Abbé

La Légende du Chemin de l’Abbé

Monks

Il y a bien bien longtemps, sous le règne d'Edgar le Pacifique, le pays des Dumnonii et la région de Dartmoor étaient sous la domination d'un grand chef nommé Ordulf, le beau-frère du roi.

Ce véritable géant était un homme bon et un chef aimé. Très croyant, il désirait ardemment faire un geste particulier pour honorer son Dieu. Par une belle nuit étoilée, debout au sommet d'un tor, Ordulf aperçut une colonne de feu dans la vallée de la rivière Tavy. Il pensa que c'était là un signe et qu'il devait y faire bâtir un monastère pour célébrer la gloire de Dieu.

Il fonda donc dans la vallée de la Tavy un monastère bénédictin dédié à Sainte Marie et à Saint Rumon, qui prit le nom d'Abbaye de Tavistock.

A cette période, il y avait d'autres abbayes et d'autres monastères aux limites de Dartmoor, mais les plus riches et les plus importantes étaient les abbayes de Buckfast, de Plymstock et de Tavistock. Les moines de ces différentes abbayes entretenaient de bonnes relations et se rendaient souvent visite, cheminant pour cela des journées entières à travers Dartmoor.

Entre l'abbaye de Buckfast et celle de Tavistock se trouvait une grande étendue de lande morne et sauvage avec de dangereux marécages, de hautes buttes granitiques (les tors) et des torrents aux eaux tumultueuses. Mais la lande était traversée par un sentier bien marqué qui contournait les buttes, permettait de passer les torrents à gué et évitait les marécages. C'était ce chemin qu'empruntaient les moines lorsqu'ils se rendaient visite.

Au bout de nombreuses années de relations amicales, une querelle éclata entre les moines de Tavistock et ceux de Plymstock ; Walter, l’abbé de Tavistock, se mit donc en route pour
Plymstock avec l'espoir d'apaiser la querelle.

Dès qu'il fut parti, quatre moines qui depuis longtemps en avaient assez de l'autorité de l'abbbé et de la vie austère qu'ils menaient, décidèrent de profiter de son absence. Tandis que les autres moines se consacraient aux travaux de l'abbaye, ces quatre moines passaient leur temps à festoyer et à boire. Quand ils eurent épuisé les réserves de l'abbé, il rachetèrent du vin à l'abbaye de Buckfast. Bientôt ils apprirent que l'abbé Walter avait réussi à apaiser la querelle avec l'abbaye de Plymstock et avait gagné les îles Sorlingues (Scilly Islands) pour y inspecter les domaines que possédait l'abbaye. A cette nouvelle, nos quatre moines se remirent à mener joyeuse vie.

L'un d'entre eux, nommé Milbrosa, pris un jour de boisson, entra dans l'église de l'abbaye, emporta l'argenterie précieuse qui servait à célébrer la communion, et la vendit à une bande de tziganes. Redevenu sobre, Milbrosa réalisa l'énormité de sa faute et fut pris de peur et de remords à l'idée du sacrilège qu'il avait commis. Il confessa son péché à ses compagnons et implora leur aide pour remettre la main sur les vases sacrés. L'un des quatre moines suggéra qu'ils aillent voir un vieux Juif riche propriétaire d'une fonderie et le persuadent de leur prêter de l'argent.

Les fonderies étaient les endroits où l'on fondait le fer-blanc, et lorsqu'ils arrivèrent, ils virent le vieux Juif qui partait avec un cheval de bât bien chargé. Ils pensèrent qu'il s'agissait soit d'étain, un métal de grande valeur, soit même d'or, qui valait plus cher encore. Poussés par la cupidité, ils décidèrent de tendre une embuscade au vieux Juif et de le dépouiller de ses biens. Prenant un raccourci, ils se cachèrent à un endroit où ils savaient qu'il devrait passer et lorsqu'il arriva, ils se jetèrent sur lui.

Trouvant les sacoches bourrées d'or, les moines se réjouirent de leur bonne fortune, et abandonnant tout sentiment chrétien, tuèrent le vieil homme et son cheval. Ils dissimulèrent les cadavres dans un marécage proche, afin d'effacer toute trace de leur méfait.

Les moines se hâtèrent d'aller racheter les trésors vendus par Milbrosa aux tziganes, puis, assurés que leur mauvaise action ne serait jamais découverte, ils regagnèrent l'abbaye de Tavistock.

Quand ils se réveillèrent le matin suivant, ils virent qu'il avait neigé pendant la nuit et que la campane environnante était couverte d'un épais manteau blanc. Voilà qui était encore mieux pour dissimuler le crime, pensèrent-ils.

Plus tard dans la journée, alors que les moines soupaient, on les informa qu'un messager venait d'arriver. L'Abbé de Buckfast leur faisait demander de venir se réjouir avec lui d'un miracle qui s'était produit, et le messager était chargé de les conduire à l'abbaye. Les quatre mauvais moines, à la perspective d'un nouveau festin, décidèrent que ce serait eux qui iraient et se mirent en route à la suite du messager.

Celui-ci avait pris de l'avance pendant que les moines préparaient leurs chevaux, et ils durent galoper pour le rejoindre. Ils eurent beaucoup de difficulté à s'orienter dans la nuit tombante et furent assez contents de retrouver leur guide, qui chevauchait en silence. Soudain la lune sortit de derrière les nuages et les moines virent avec horreur, dans un rayon de lune, qu'ils se trouvaient exactement à l'endroit où ils avaient commis leur horrible crime. Ils se regardèrent, terrorisés, puis comme un seul homme, regardèrent leur guide, qui se retourna et ôta son capuchon.

A leur plus grande horreur, ils virent devant eux le visage de leur victime, le vieux Juif. Tandis qu'ils tremblaient d'effroi, la silhouette se transforma lentement en un macabre squelette dont les orbites vides semblaient les fixer d'un regard aveugle. Pour ajouter à l'horreur, il étendit un bras et d'un doigt décharné leur fit signe lentement mais avec insistance de s'approcher.  Comme hypnotisés, les quatre moines firent avancer leurs chevaux et s'enfoncèrent dans les profondeurs du marécage. En quelques minutes, chevaux et moines avaient disparu à jamais sous les eaux dormantes.

Le temps passa et on ne revit jamais les moines. L'abbé Walter, qui avait eu connaissance de leur comportement à l'abbaye, ordonna une enquête, mais personne n'était au courant de rien. Les plus superstitieux des moines croyaient qu'ils avaient été emportés par le Malin, mais l'abbé Walter était d'avis qu'ils s'étaient tout simplement égarés et avaient péri sur la lande.  Pour éviter  que cela ne se reproduise, il ordonna qu'on érige un certain nombre de croix de granite, qui jalonneraient le chemin d'un monastère à l'autre.

Il ordonna également que tout moine cheminant sur le sentier s'arrête à chaque croix et prie pour le repos de l'âme des quatre moines qui avaient péri en traversant la lande. Et jusqu'à aujourd'hui, ce chemin, qu'on peut encore parcourir, est connu sous le nom de « Chemin de l'Abbé ».