Le Cavalier Maudit
L’église de Widecombe, qu’on nomme parfois « La Cathédrale de la Lande », est dédiée à Saint Pancrace. Elle est située dans un grand vallon sur les hauteurs de Dartmoor, là où s’étendait autrefois une ancienne forêt. Il y a longtemps, en 1638, l’église fut frappée par la foudre lors d’un terrible orage.
C’était par un après-midi d’octobre, et les fidèles, terrifiés par l’orage, s’étaient rassemblés dans l’église pour y trouver abri et réconfort. Le curé qui, lui, n’avait pas peur, continua son sermon sans se laisser perturber par les pierres qui se détachaient et les éclairs terribles qui zébraient le ciel.
Ce jour-là, l’église subit d’importants dégâts et de nombreuses personnes furent blessées par des débris provenant du clocher de la tour, qui s’était effondré dans le chœur de l’église. A quoi était dû cet orage ? Les habitants de Widecombe le savent bien. C’est leur histoire, la Légende du Cavalier Maudit.
L’histoire commence à l’auberge de Poundstock où étaient rassemblés les habitués du dimanche après-midi. Ils échangeaient les nouvelles de la semaine et étanchaient leur soif avec le cidre local. Tout à coup ils entendirent le bruit des sabots d’un cheval qui approchait de l’auberge. C’était là le seul bruit audible dans le silence qui s’était fait soudain sur la campagne.
Les gens du coin surent tout de suite qu’il s’agissait d’un cheval inconnu et se demandèrent qui arrivait là. Un certain sentiment de malaise fit cesser brusquement les conversations et le silence tomba sur l’auberge.
Les gens se regardaient, chacun attendant que l’autre fasse le premier pas, jusqu’à ce que l’un d’eux plus hardi ou plus curieux que les autres prenne son courage à deux mains et jette un coup d’œil par la fenêtre. Il aperçut une haute silhouette sombre et imposante assise sur un grand cheval noir comme la nuit qui ne cessait de s’ébrouer et de frapper le sol du sabot avec impatience, soulevant à chaque fois une gerbe d’étincelles.
« Allez me chercher une cruche de cidre », tonna la silhouette à cheval quand elle aperçut le visage à la fenêtre, « et vite, car j’ai une soif d’enfer ». Informée de la commande, l’aubergiste se hâta d’apporter la cruche de cidre en tremblant. L’étrange cavalier vida la cruche d’un trait, lui jeta deux pièces de monnaie et s’en fut au galop vers le village de Widecombe. Après coup, l’aubergiste jura aux clients de l’auberge que le cidre avait émis un sifflement strident tandis qu’il l’avalait et qu’à son avis, ils avaient eu la visite du Diable.
Entre-temps, le Diable, car c’était bien lui, avait chevauché jusqu’à Widecombe, où il attacha son cheval à un clocheton de la tour de l’église. Jetant un coup d’œil à l’intérieur, il remarqua qu’un jeune garçon s’était endormi. C’était l’occasion. Chacun sait qu’il ne faut pas s’endormir à l’église, car on risque de tomber entre les mains du Diable.
Le Diable se jeta sur le malheureux et, le saisissant par la peau du cou, s’envola avec lui par le toit de l’église pour aller récupérer son cheval. Jetant sa victime en travers de la selle, il remonta à cheval et s’en fut au galop, brisant le clocheton dans sa hâte à fuir avec sa proie. A l’intérieur de l’église, les fidèles furent stupéfaits de voir le clocheton s’effondrer à travers le toit, accompagné d’un épouvantable coup de tonnerre. Il y eut beaucoup de blessés mais pas de morts et personne ne sut jamais ce qui était arrivé au malheureux garçon, qu’on ne revit jamais.
Lorsque le Diable atteignit Poundstock, les clients de l’auberge entendirent à nouveau le bruit de tonnerre des sabots venant de la direction de Widecombe. Le bruit grandit crescendo puis s’éloigna et mourut dans le lointain.
Aucun des habitués n’osa regarder dehors, cette fois, préférant le réconfort de la compagnie. Mais quelqu’un suggéra que l’aubergiste vérifie l’argent que l’étranger lui avait donné. L’argent avait disparu et à sa place se trouvaient deux feuilles mortes. « Je savais bien que cet argent n’avait aucune valeur », dit-elle.
Mais le vieux Georges, le plus âgé de la compagnie, avait une autre explication. « Ce sont les korrigans qui l’ont transformé », dit-il. « Ils savaient que c’était l’argent du Malin, alors pour t’épargner, ils l’ont transformé. Il vaut mieux avoir des feuilles d’arbre que l’argent du Malin. Moi je dis qu’ils ont fait une bonne action ».