Le Tisserand de Dean Combe
La ville d’Exeter fut à une certaine époque un centre important de commerce du drap et dépendait de Dartmoor pour son approvisionnement en laine. Il n'est donc pas surprenant qu’un tisserand soit le héros d’au moins une des légendes. Comme dans beaucoup d’autres, il s’agit là d’exorciser un esprit malin en lui donnant une tâche impossible à accomplir.
Dans le hameau de Dean Combe, non loin de Buckfastleigh, vivait en ce temps-là un tisserand habile et renommé. Bien qu’excellent tisserand, Knowles, c’était son nom, était quelqu’un de foncièrement mauvais. Avare et d’un égoïsme absolu, c’était aussi une mauvaise langue et une source d’ennuis pour tout le voisinage. En dépit de tous ces défauts – ou peut-être grâce à eux ! – il prospéra, et quand sa mort survint, il était sinon heureux du moins fort riche.
Malgré les nombreux défauts qui faisaient qu’il n’était guère aimé, on lui fit un enterrement magnifique à la mode du West Country ; et les vieux du West Country, à cette époque-là, savaient rendre les honneurs à leurs défunts. On prépara un magnifique repas pour les invités qui, en dépit de l’impopularité du vieux Knowles étaient venus de toute la contrée. Le tisserand de Dean Combe eut une belle cérémonie sans qu’on regardât à la dépense.
Le lendemain des funérailles, le fils du vieux tisserand, qui ne ressemblait pas à son père – il était bon, généreux et très aimé du voisinage – se leva de bonne heure, impatient de commencer sa nouvelle vie et de racheter les méfaits commis par son père. En descendant déjeuner, il eut un choc en entendant, horrifié, un son familier : le va-et-vient régulier que faisaient le fuseau et la navette du métier à tisser où son père était en train de travailler, en haut dans l’atelier, comme il l’avait toujours fait.
Attiré malgré sa terreur, le fils monta sans bruit à l’étage, et par une fente de la porte, il aperçut son père qui travaillait au métier à tisser avec autant d’habileté que de son vivant.
Le fils fit le signe de la croix. « Voilà de l’ouvrage pour le curé », pensa-t-il. Et il se mit en route aussitôt pour Dean Prior où habitait le curé. Celui-ci, voyant la terreur du fils, se mit en chemin avec lui sur-le-champ et ils arrivèrent ensemble au pied de l’escalier.
- « Knowles ! », appela le curé d’une voix forte et autoritaire, « descends. Tu n’as rien à faire ici. Ta place est dans ta tombe ». A la grande surprise du fils, le fantôme acquiesça immédiatement : « Je descends dès que j’ai terminé ma navette de laine ».
- « Nenni », déclara le curé, « descends tout de suite. Ton œuvre de vivant est terminée ».
A ces mots l’esprit obéit, quitta son métier et descendit docilement l’escalier pour se présenter devant le curé.
Celui-ci jeta à la figure de l’apparition une poignée de terre qu’il avait prise dans le cimetière et le spectre se changea en un gros chien noir comme la nuit.
- « Suis-moi », ordonna le curé, la Bible à la main ; et tous trois, le curé en tête, arrivèrent à la barrière du bois voisin. En entrant dans le bois, le fils entendit un grand fracas, comme si une bourrasque soudaine faisait plier les arbres, les troncs et les branches. Se baissant, le curé ramassa une coquille de noisette percée d’un trou, puis amena le chien au bord d’une mare formée par le ruisseau de Dean Brooke près de Dean Combe.
- « Prends cette coquille », ordonna le curé « et quand tu auras vidé la mare avec, ton esprit reposera en paix ».
On dit que le chien noir est toujours au travail, essayant de vider la mare avec sa coquille ; mais ce n’est qu’aux douze coups de minuit ou de midi que les yeux humains peuvent l’apercevoir.